Elle aimait la mort
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CHAPITRE 1
J’ai finalement vu la lumière au bout du tunnel. Il était temps. J’ai essayé de l’atteindre plusieurs fois. J’ai entendu parler de la théorie selon laquelle le tunnel était seulement le vagin de ma nouvelle mère et que la lumière au bout était le nouveau monde dans lequel je serai née. Bientôt, mon cerveau sous-développé de nouveau-né va effacer tous les souvenirs de ma vie d’avant et je vais devenir une autre personne inutile qui aura à passer à travers ça encore une fois. J’ai déjà hâte de mourir de nouveau.
Alors que la lumière est devenue de plus en plus claire, j’ai réalisé que c’était simplement le tube de néon fluorescent au plafond et pas la mort que j’avais anticipée. Est-ce que... Criss, je suis encore dans un lit d’hôpital. J’ai baissé les yeux pour voir mes poignets couverts de bandages ensanglantés. J’aurais dû le savoir : horizontal pour l’attention, vertical pour les résultats. Au moins, je vais garder la cicatrice comme souvenir. Je porte plusieurs piercings pour la même raison : c’est le genre d’automutilation dont la société me permet d’être fière.
Je décrirais mon apparence comme une série de coups de tête... Je me suis déjà fait une bonne dizaine de piercings (aux oreilles, au nez, à la bouche, au nombril) pour avoir le contrôle de ma souffrance et la vivre de façon plus constructive. Je fais briller chaque cicatrice par un bijou, comme un gars qui raconte que la cicatrice sur son sourcil est due à une bataille avec un ours alors qu’il s’est plutôt fait éclater une bouteille de bière au visage dans un bar. Je ne peux pas laisser mes cheveux pousser trop longtemps sans avoir soudainement le goût de les couper moi-même comme signe du début d’une nouvelle vie. New year suicide, new me. J’ai déjà teint mes cheveux de toutes les couleurs, cette fois avec une mèche blonde à l’avant, mais on voit surtout la repousse parce que je ne les entretiens pas. On m’a longtemps catcallée dans la rue, car j’étais une belle fille et je me suis libérée du harcèlement en me tournant vers une apparence marginale qui déplairait à n’importe quel parent.
Je porte encore cette maudite jaquette d’hôpital. N’est-ce pas la pire chose dans laquelle mourir? Imagine tous les fantômes qui rôdent le cul à l’air dans les derniers vêtements qu’ils ont portés. Au moins, quand j’essaie de me tuer, j’essaie de porter quelque chose de cute. J’ai même préparé une belle robe que mon cadavre va revêtir à mes funérailles. Elle m’attend chez moi dans ma garde-robe avec une note. Malheureusement, je ne vais pas la mettre aujourd’hui. Alors que j’étais assise dans mon lit, à peine éveillée après «l’incident», j’ai vu un gars assis sur la chaise près de moi. Il avait de longs cheveux blonds coiffés vers l’arrière avec trop de gel, un corps mince, et portait du noir de la tête au pied : col roulé noir, pantalon noir, souliers chics noirs. C’est comme s’il était le seul qui était venu à mes funérailles. J’avais l’impression de l’avoir déjà vu, mais je ne savais pas où. S’il m’attendait ici, c’est que je devais être importante pour lui. Plusieurs personnes viennent à la première tentative de suicide, mais très peu à la septième.
— Qu’est-ce que tu câlisses ici? ai-je dit à ce possible inconnu.
Ma mère m’avait toujours dit que j’étais moins belle quand je sacrais, ce qui me poussait à sacrer davantage. Le con a regardé derrière lui comme si je parlais de quelqu’un d’autre.
— Oui, toi. T’es le seul dans la pièce. À qui d’autre tu voudrais que je parle?
Il a fini par marmonner.
— Je pense que je ne devrais pas être là...
Alors, je n’ai pas pu m’empêcher de le confronter.
— Alors, pourquoi t’es là ?
— Oh! c’est juste que... Je pense que je suis dans la mauvaise chambre. Je visitais quelqu’un d’autre.
Comme toujours, tout signe d’affection avec moi était en définitive un accident. Mais après m’avoir fixé pendant des heures, j’imagine qu’il aurait dû comprendre que je n’étais pas la bonne personne. Quelle autre folle est-ce qu’il voulait visiter?
— Je pense que je vais partir, a-t-il finalement conclu.
— Non.
— De quoi «non»? Tu ne peux pas me forcer à rester ici.
— Dis-moi t’es qui, et je vais te laisser partir. Patient? Visiteur? Professionnel?
Il a hésité pendant un moment. J’espère qu’il est assez intelligent pour connaître son propre nom, mais maintenant que j’y pense, il est peut-être un patient en psychiatrie lui aussi. Ça me ferait du bien de parler à quelqu’un.
— Je suis un ami.
— Alors, reste.
— On va se revoir.
— Quand?
— Pas trop tôt, j’espère.
Beaucoup de personnes disent ça à propos de moi. Les médecins ne sont jamais heureux quand je reviens à l’hôpital. Je leur dis qu’ils devraient juste me laisser mourir dans ce cas s’ils ne veulent pas me revoir. L’homme mystérieux est sorti alors qu’un infirmier est entré dans la pièce, réalisant que j’étais déjà réveillée depuis un moment. Il m’a demandé pourquoi je n’avais pas appuyé sur le bouton d’urgence et j’étais comme «Come on! je ne cherche pas de l’attention», même si mes poignets disaient autre chose. J’ai pris la peine de lui demander si ma mère était venue me voir (pas que je me préoccupe d’elle) pour qu’elle m’apporte des vêtements de rechange et des choses à faire.
— Personne ne vous a visité. Votre mère m’a dit de l’appeler quand vous alliez vous réveiller. Je vais lui laisser savoir. Le psychiatre sera là bientôt.
CHAPITRE 2
Alors que le psychiatre va probablement prendre encore douze heures avant d’arriver pour être fashionably late à une urgence, ma mère a été la première à venir avec mon sac de sport rempli de mauvais choix de vêtements et de livres que j’avais déjà lus. Les romans de vampire ne sont plus à la mode, maman. C’est vrai que j’ai beaucoup fantasmé sur un certain buveur de sang dans les années 2000 quand j’étais une adolescente, mais on sait maintenant que le roman présentait plusieurs signes d’une relation abusive. Le premier : le gars voulait littéralement la tuer.
Ma mère était au travail et en est partie dès que l’hôpital l’a appelée. Elle ne fait plus l’effort d’attendre près de mon lit à présent. Elle déteste l’ambiance des hôpitaux psychiatriques : que du blanc à la grandeur, une forte odeur de désinfectant et toute absence de plaisir. Le gouvernement avait investi des millions de dollars dans la rénovation de l’hôpital qui manquait pourtant toujours de personnel. Ma chambre dans l’aide psychiatrique était entourée de fenêtres sans rideau afin que le personnel puisse facilement nous surveiller. Hormis le lit, il y avait trois chaises dans la chambre pour les visiteurs que je n’aurai pas.
Et ma mère? Elle ne compte pas. Elle vient me visiter parce que c’est son devoir, pas parce qu’elle m’aime vraiment. J’avais aussi ma toilette pour éviter trop de déplacements. Mis à part ça, ils avaient enlevé tout ce avec quoi je pourrais essayer de me tuer de nouveau. Pas de prises de courant accessible : j’aurais pu les licher pour m’électrocuter. Pas de lampe : j’aurais pu briser l’ampoule et en avaler les morceaux. Ma mère aurait aimé refaire la déco : mettre des tapis tout doux sous ses pieds, poser des affiches de citations inspirantes aux murs et ajouter une collection de bibelots sur toutes les tables. Et mon père, lui, nous a quittés il y a quelques années après ma deuxième tentative de suicide.
Ils disent que je ne suis pas la raison pour laquelle ils ont divorcé, mais je sais que je le suis. J’en suis fière. Pour toi qui ne connais pas ma mère, Joanne, c’est l’exemple typique d’une Karen qui va chaque mois chez la coiffeuse entretenir sa coiffure de matante sans donner de pourboire et qui vient de se plaindre à l’employé du stationnement de l’hôpital parce que c’est «ridicule de devoir débourser 12,50 $ pour aller voir ma fille qui a failli mourir à l’hôpital.» J’aurais pu dire qu’elle portait une blouse blanche, un cardigan coloré et un pantalon noir parce qu’elle arrive tout juste du travail, mais c’est également ce qu’elle porte dans la vie de tous les jours. En tant que comptable professionnelle agréée, elle est tout le contraire de l’artiste que je suis.
— Je ne vais jamais comprendre pourquoi tu fais ça, Irène, a-t-elle chuchoté en prenant ma main.
Je me suis libérée de son emprise. «Iris.» Je détestais le nom qu’elle m’avait donné. Je suis née Irène, mais je vais mourir Iris.
— Et je ne vais jamais comprendre pourquoi tu m’en empêches.
— Je ne vais pas te laisser mourir comme ça. Tu sais ce qui arrive aux personnes qui...
— ...qui se suicident?
J’aimais en parler de façon nonchalante. Ça la choquait encore plus.
— Tu me l’as déjà dit : ils vont en enfer. C’est le temps que j’aille me faire bronzer. Il y a même une légende qui dit qu’on est forcés de répéter notre dernière journée encore et encore. Je vais en profiter : aller au sushi à volonté, flatter des chats, lire un bon livre... Pis ensuite, je vais me tuer pour répéter ça encore et encore. Merci pour l’idée.
Ma mère ne pensait pas que c’était drôle. J’avais du plaisir à voir sa réaction. Je lui ai promis que je n’allais pas la décevoir et que j’allais réussir la prochaine fois. Après tout, c’est elle qui m’a dit de ne jamais abandonner. Elle détestait quand je disais ça et elle braillait sa vie en déclarant qu’elle ne voulait pas que je meure. Je m’en foutais, m’en câlissais plutôt si ça pouvait la frustrer davantage. Ce qu’elle fait ou ce qu’elle ressent ne sera plus de mes affaires une fois que je serai passée de l’autre côté. Et elle rapportait encore tout à elle.
— Comment tu oses penser seulement à toi? J’aurais souffert toute ma vie de la mort de ma fille unique. Je n’aurais pas été capable de passer un seul jour sans y penser. Tu n’as pas pensé à moi? À nous? N’importe qui d’autre que toi?
C’est ce qui me frustrait le plus. J’essayais de me tuer et elle jouait la victime. C’était elle qui se plaignait que sa vie était difficile et qui s’efforçait d’avoir la pitié de ses collègues. Ils lui avaient même tous signé une carte qui disait : «Porte-toi bien», même si c’est moi qui étais présentement couchée dans un lit d’hôpital. Si elle voulait vraiment me sauver, si je voulais être sauvée... Elle aurait dû essayer de faire en sorte que j’ai une meilleure vie : m’apporter des fleurs, me dire qu’elle m’aime, réellement essayer de changer, se préoccuper enfin de ce que je fais... Mais non, elle voulait que je change pour lui plaire à elle.
Je pensais qu’elle était égoïste et elle disait que c’est moi qui l’étais. Elle voulait que je pense à elle avant tout. Je n’avais pas le droit de mourir parce qu’elle ne voulait pas que je fasse ce que je veux. Et c’est précisément ce que je lui reprochais. Je lui avais dit une centaine de fois. Ma mort était une expérience personnelle qui était seulement à propos de moi. Si elle voulait tout rapporter à elle, elle aurait pu se tuer elle-même. Je m’en foutais. Elle pouvait faire ce qu’elle voulait. Tout ce que je désirais, c’était reposer en paix.
J’ai fermé les yeux pour faire semblant de dormir. N’est-ce pas la seule chose que les gens font à l’hôpital de toute façon? Tant mieux, ça va être facile à croire. Ce n’était pas la première fois que j’avais cette conversation avec ma mère. J’en avais assez de me répéter. À chaque fois qu’elle venait ici, elle m’encourageait à sauter par la fenêtre pour que je puisse arrêter de l’écouter. Ma mère voulait une seule chose de moi : que j’aie de bonnes notes, un bon diplôme, une bonne job, un bon mari, une bonne famille... Tout ça pour qu’elle puisse se vanter à quel point elle avait une bonne fille unique. Elle n’a jamais fait tout ça pour moi, elle le faisait pour elle-même. Peu importe tout le succès que je pourrais connaître, je vais mourir un jour. Autant sauver du temps et mourir maintenant.
CHAPITRE 3
— Iris Boncœur, je ne peux pas dire que je suis heureux de te voir, a dit le docteur Thibeault, mon psychiatre, quand je suis entrée dans la pièce.
— Moi non plus, ça veut dire que j’ai échoué.
— Tu ne peux pas échouer si tu n’essaies pas, a-t-il dit à la blague pour m’encourager à ne pas me tuer parce que c’est ce que les médecins sont payés pour dire.
Le bureau de mon psychiatre démontrait clairement qu’il était surchargé de travail. Ses tiroirs débordaient de dossiers, il avait encore un tas de paperasses à faire étalées sur son bureau et une dizaine d’onglets étaient ouverts sur son ordinateur. Son téléphone sonnait souvent, ce qui le portait à regarder l’afficheur rapidement et à ignorer tous les appels qui ne semblaient pas urgents. Ils n’avaient qu’à laisser un message. Son bureau était également rempli de tous les outils de relaxation possible : petites fontaines, encens, jardin zen, boules antistress, diverses techniques d’automassage... Ils ne me les avaient jamais proposés, alors j’imaginais bien que tout cela était pour lui.
Le docteur Thibeault était un bel homme dans la quarantaine clairement abimé par ses douze heures de travail par jour depuis vingt ans. Malgré ses cheveux bruns frisés, qu’il n’avait pas eu le temps de coiffer, et ses lunettes, qu’il portait pour éviter d’avoir les yeux irrités par des verres de contact, il restait assez attirant. Il préférait revêtir une chemise couleur pastel et un pantalon plutôt qu’un sarrau ou des scrubs en disant que son apparence serait plus rassurante de cette façon.
Mon psychiatre avait compris que la seule façon de me parler était avec un humour pince-sans-rire. Je savais qu’il ne pouvait pas supporter mes tentatives de suicide parce qu’il avait signé un genre de sermon d’Hippocrate basé sur un gars qui buvait l’urine de ses patients il y a quelques milliers d’années. Au moins, le temps passé avec lui ne me fait pas trop souffrir, alors je suis contente d’être de retour dans son bureau. Il ne me force pas à parler de choses qui ne m’intéressent pas et j’ai le sentiment que je peux discuter de n’importe quelle idée sombre qui me passe par l’esprit.
— Tu sais qu’être un danger pour toi-même me force à te garder dans l’hôpital pour soixante-douze heures? m’a expliqué le docteur Thibeault parce que c’était son devoir.
— Un tout-inclus gratuit, merci! Fais juste en sorte que l’infirmière vole plus de collations pour moi!
Selon la loi P-38 au Québec, les médecins peuvent nous garder à l’hôpital sans notre consentement jusqu’à soixante-douze heures si notre état mental fait de nous un danger pour nous-mêmes ou les autres. Ça nous enlève carrément notre liberté pour quelques jours. Ils peuvent même aller en cour pour nous forcer à rester plus longtemps et prendre des médicaments si la situation ne s’améliore pas. J’ai essayé de m’échapper les premières fois, mais j’en ai eu assez d’être un code jaune et j’ai compris qu’il n’y avait pas de différence entre être en vie à l’hôpital ou l’être à la maison. Ici, ils ne nous laissent même pas barrer la porte de la salle de bain sans appeler la sécurité. Qu’ont-ils peur que je fasse? Que je me noie dans la toilette? Thibeault m’a fait un clin d’œil alors que j’étais sur le point de quitter la pièce, me disant que j’aurais un autre rendez-vous avec lui demain matin pour parler de «tout ce que j’aime ou déteste.»
— Oh! Thibeault, j’ai oublié de te demander... Est-ce qu’il y a un nouveau gars dans l’aile psychiatrique ce soir?
— Tu sais que je ne peux pas te parler des autres patients.
— Grand, mince, avec des cheveux blonds ramenés en arrière, des vêtements noirs...
— Il a l’air cute, a dit le docteur Thibeault en se moquant de moi.
— Désolée, docteur, vous ne pouvez pas sortir avec des patients, ai-je répondu, même si je savais très bien de quoi il parlait.
— Je pensais plutôt à toi, a-t-il répliqué d’une façon qui laissait croire que j’étais conne parce que je n’avais pas compris sa blague.
— Pas mon genre. Il n’est pas un chat.
— Tu es indépendante, tu aimes prendre des risques, tu mords tous les gens qui s’approchent de toi... Tu es le chat. Tu as besoin d’un humain.
— Alors, dis-moi où se trouve sa chambre.
— Iris... J’adorerais jouer au cupidon, mais je ne connais aucun patient qui correspond à cette description.
Et il m’a laissé avec l’impression étrange que je devais continuer à chercher ce gars. Pas parce qu’il est cute, bien sûr, mais parce que j’aimerais bien savoir qui aime me regarder dormir. C’est rare de voir des gens qui ont des intérêts communs avec moi.